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DU NUMÉRIQUE DANS L’ART À BÂLE
par Dominique Moulon [ Juillet 2014 ]
Chaque année artistes, galeristes, collectionneurs, commissaires d’exposition et critiques du monde entier se retrouvent à Bâle à l’occasion des foires d’art contemporain. Si la plus importante d’entre elles est incontestablement Art Basel, il y a toutefois quelques foires satellites dont Design Miami, Liste, Scope, The Solo Show et Volta qui valent le détour.

clearDu néo-cinétisme

32 Caras en Marco

Elias Crespin
“32 Caras en Marco”, 2014,
source Pascal Maillard,
courtesy Denise René.
clearLes grandes galeries d’art moderne et contemporain comme Denise René de Paris sont regroupées au rez-de-chaussée du hall 2. Et c’est là que l’on découvre quelques œuvres cinétiques ou néo-cinétiques comme celle d’Elias Crespin. Ce dernier est un artiste du linéaire qui littéralement dessine dans l’espace. Ses installations, bien que contrôlées numériquement, sont résolument intemporelles. Elles évoquent les dessins d’architectes qui précèdent les villes. Résolument instables, elles glissent de l’ordre au chao en de lentes reconfigurations. Silencieuses, elles ralentissent le temps des spectateurs. Chaque carré de fil d’acier de “32 Caras en Marco” se fait losange et l’on passe d’une vue frontale, à hauteur d’yeux, à une vue en perspective. Les œuvres néo-cinétiques d’Elias Crespin s’inscrivent dans la continuité d’une histoire de l’art parsemée de découvertes, telle la perspective, et d’innovations comme les langages ou scripts qui, au-delà du regard, les font se mouvoir. Car ce Vénézuélien vivant et travaillant à Paris est aussi un artiste de l’invisible, une composante essentielle à toutes les œuvres procédant d’une forme d’illusion.

clearLa traversée du miroir

Vertical Cut

Jeppe Hein
“Vertical Cut”, 2014,
courtesy Johann König
& 303 Gallery.
clearJeppe Hein, qui compte parmi les artistes exposés par la Johann König Gallery, y présente “Vertical Cut”. Il s’agit d’un miroir à la surface parfaitement réfléchissante, hormis en son centre où elle est comme fendue par une onde verticale animée. Or c’est précisément cette imperfection qui fait œuvre. Le miroir, en son centre, est animé de secousses qui se répètent et se perdent en s’éloignant. Car les spectateurs qui s’en approchent semblent disparaître, comme happés par les turbulences. On pense alors à la traversée du miroir d’Orphée du réalisateur français Jean Cocteau. A une différence près, car dans ce film de 1950, les rides à la surface du miroir sont conséquentes à la traversée alors qu’elles sont, dans le cas de l’installation de l’artiste contemporain danois, à l’origine de la disparition des spectateurs. Mais ceux-ci, au-delà des perturbations, réapparaissent et poursuivirent leurs quêtes d’expériences incluant celles dont ils ou elles n’auront aucun souvenir. Jeppe Hein, au travers de son travail parsemé d’illusions, nous incite à regarder au-delà des œuvres, pour observer le monde autrement.

clearDe l’insaisissable en art

Mirrored Butterfly

Rebecca Horn
“Mirrored Butterfly”, 2013,
source Karin Weyrich,
courtesy Alice Pauli.
clearIl est aussi question de mécanismes et de réflexions sur le stand de la galerie Alice Pauli de Lausanne qui présente notamment la pièce de petite taille “Mirrored Butterfly” de Rebecca Horn. Elle met en scène un papillon dont l’intérieur des ailes est peint d’un bleu semblable à la couleur du pigment qui réside de l’autre côté du miroir. Un insecte qui accroche notre regard lorsque ses ailes, subrepticement, s’animent le temps de quelques battements. L’apparente fragilité du papillon est augmentée par celle du mécanisme qui s’active par intermittences. Cette pièce, dans sa petitesse, est une œuvre de l’intime. Mais elle témoigne aussi d’une forme d’insaisissable. Car les ailles du papillon semblent cesser de battre dès lors qu’elles ont conquis notre attention, générant ainsi quelques frustrations. Et la galeriste de nous rassurer : « Elles vont battre à nouveau ». Insaisissable aussi par le pigment bleu qui, chez Giotto, évoque le divin. Sans omettre le jeu des miroirs qui rendent cette pièce impossible à percevoir dans sa globalité. Comme pour préserver sa part de mystère jusque dans le cabinet de curiosité d’un collectionneur de l’étrange ! Les œuvres de cette artiste allemande ne se livrant jamais totalement.

clearManipulations de l’invisible

r.phg.s.03_I

Thomas Ruff
“r.phg.s.03_I”, 2014,
courtesy Mai 36.

clearNombreuses sont les galeries telles les Konrad Fischer, Koyanagi, Mai 36, Rudiger Schöttle ou David Zwirner qui, cette année, présentent des tirages de la série des “photograms” de Thomas Ruff. L’attention de ce dernier, préalablement formé à la photographie objective allemande par Bernd et Hilla Becher, s’est récemment portée sur la réalisation de photogrammes. Mais limité par la taille comme par les teintes, il a commencé par concevoir une sorte de chambre noire virtuelle. Un espace tridimensionnel où il peut manipuler des objets virtuels pour imprimer des surfaces virtuellement sensibles à la lumière. Les photogrammes ainsi obtenues sont d’une relative picturalité et on pense au cubisme tant les formes sont insaisissables. Les objets, tout comme ceux capturés par Man Ray ou Laszlo Moholy Nagy, ont une présence fantomatique. Il y a quelque chose qui renforce l’idée que nous sommes dans une ère de l’invisible initiée par quelques découvertes et évolutions en science comme en art. Et les captures de ce photographe, autrefois convaincu que l’objectivité prévalait sur les autres regards, d’aller en ce sens.

clearSupprimer toute redondance

Bob van Orsouw

Galerie Bob van Orsouw,
source Daniele Kaehr.

clearA Bâle, il y a toujours quelques pièces de Julian Opie comme chez Bob Van Orsouw, avec “Jet Stream”, ou à la Lisson Gallery avec “People I”. Le style de l’artiste anglais, qu’il s’agisse de paysages ou de personnages, est immédiatement identifiable. Il fait même école si l’on considère le nombre de ceux qui postent sur Internet des tutoriaux avec des titres comme « Create a Julian Opie Style Portrait ». Ce trait qui fascine participe d’une forme de réduction qui consiste à aller à l’essentiel en supprimant toute redondance dans l’image. La faible résolution de l’écran LED de “People I” participant grandement de cette esthétique de l’essentiel. L’élimination de la redondance, dans la durée, consistant à réaliser des boucles aussi courtes que possible pour les répéter à l’infini. Ce qui évoque inévitablement les appareils pré-cinématographiques. L’essentiel chez Julian Opie qui questionne la représentation quand d’autres interrogent la société, étant d’accrocher l’attention des spectateurs par la simplicité des formes, donc leur universalité, comme par la répétition de leurs mouvements dans la durée. Et force est de reconnaître qu’il est difficile de détacher son regard de ses œuvres tant elles nous hypnotisent.

clearSociété de la surveillance

Nineteen Eighty-Four

Rafael Lozano-Hemmer
“Nineteen Eighty-Four”, 2014, source Antimodular Research,
courtesy OMR & Bitforms.

clearLes galeries présentant des artistes émergents comme la OMR de Mexico, à Bâle, sont à l’étage du hall 2. Là où Rafael Lozano-Hemmer dévoile son installation interactive “Nineteen Eighty-Four”. Les numéros de presque toutes les habitations du monde ayant été capturés par le dispositif photographique de Google Street View, l’artiste mexicain vivant et travaillant à Montréal les a isolés pour réaliser une sorte de compteur. A l’image, des caractères aux fontes les plus diverses défilent en scandant 1984. Quand saisir un nombre aléatoire sur le clavier qui jouxte l’écran revient à initier un compte à rebours dont l’issue est encore l’année qui fait titre de l’ouvrage de George Orwell. Dans son livre de 1949, ce dernier imagine un monde où, tous, nous sommes sous surveillance. Et c’est dans une telle société que nous vivons, sans bien savoir où se situent les limites entre les services qui sont pratiques et ceux plus invasifs. Y prenant même un certain plaisir, nous documentons nos vies bien mieux que ne le ferait l’administration d’un système totalitaire. Jusqu’à ce que nous n’ayons absolument plus rien à cacher, ou tout à craindre peut-être !

clearPoésie par contrainte

Parallele

Harun Farocki,
“ Parallele”,
2012-2014,
courtesy
Thaddaeus
Ropac.
clearLe Hall 1 accueil les solo-shows et autres installations de grandes tailles que regroupe la programmation “Unlimited”. Le dispositif multi-chanel “Parallele” d’Harun Farocki y est présenté par la galerie Thaddaeus Ropac. Ce projet artistique initié en 2012 dresse un panorama des représentations du monde appartenant à la sphère des jeux vidéo. L’artiste, au travers du titre de cette pièce à étapes, nous dit à quel point les mondes virtuels sont autres. Que ce soit au travers de la taille exagérée des pixels des années 80, comme par l’étrangeté des comportements des personnages de Grand Theft Auto, sans peur ni empathie d’aucune sorte. Les jeux d’aujourd’hui sont plus lisses que ceux d’hier, mais ils ne sont finalement en rien plus réalistes. Leurs mondes sont finis et l’errance y est généralement proscrite. Les images qui synthétisent notre monde ont été, sont et seront toujours calculées par des machines pour être “jouées” sur d’autres machines. Quant à ceux qui les programment, par trop focalisés sur les actions qu’ils nous proposent ou imposent, ils en oublient parfois les plus élémentaires des lois de la physique, ou de l’optique. Le discours de l’artiste est donc critique alors que la voix off se joue des limites inhérentes aux mondes parallèles en construisant une narration autour. La poésie, ici, est une poésie par contrainte, comme il existe une programmation par contrainte.

clearUne animation globale

Summer

Olia Lialina
“Summer”,
2013.
clearListe compte parmi les plus respectées des foires alternatives à Art Basel dont ont sait les extensions à Miami comme Hong Kong. Et c’est au sous sol de cette “petite” foire, l’autre étant gigantesque, qu’il faut se rendre pour découvrir une œuvre globale sur le stand non commercial de la Haus der Elektronischen Künste Basel ou H3K. Il s’agit d’une animation, image par image, d’une jeune femme faisant de la balançoire. Mais chacune de ces frames est hébergée sur des serveurs différents, ceux de ses amis net artistes. Cette boucle d’animation de vingt-cinq images, c’est-à-dire la fréquence par seconde d’une séquence vidéo, sera peut-être un jour fluide. Mais la saccade aujourd’hui, dans l’image, nous indique que des milliers de kilomètres sont parcourus à la vitesse de la lumière ou presque, pour que cette jeune fille insouciante continue de se balancer. Elle emprunte donc des câbles sous-marins comme des flux satellites. Il n’y a par conséquent pas plus planétaire que cette animation dont la légèreté, pour ne pas dire l’apesanteur, va à l’encontre de la puissance comme de la complexité des technologies mises en place. Et c’est peut-être même par le “contraste” que cette boucle d’animation intitulée Summer et conçue par l'artiste Olia Lialina fait œuvre.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour le Magazine des Cultures Digitales, Juillet 2014.


Design et développement Dominique Moulon