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ARS ELECTRONICA 2017
par Dominique Moulon [ Septembre 2017 ]
Ars Electronica est un festival des plus inspirant. Et si l’on se rend année après année à Linz en Autriche, c’est bien pour y repérer les tendances du moment. Celles-là mêmes qui émergent des usages ou détournements des techniques et technologies de notre temps par des artistes aux pratiques innovantes.

clearIntelligence artificielle

Asemic Language

So Kanno
& Takahiro Yamaguchi,
“Asemic Language”,
2016.

clearLe thème de l’année, insufflé par le directeur artistique de l’événement Gerfried Stocker, c’est celui de l’Intelligence artificielle qui est centrale à l’exposition “AI The Other I”. Où l’on découvre notamment des machines dont les artistes nous affirment qu’elles sont “apprenantes”. Certaines d’entre elles, à l’instar de celle intitulée “Asemic Language”, tentent même de s’exprimer avec plus ou moins de succès. Quand l’échec nous rassure avec cette installation robotique conçue et réalisée par So Kano en collaboration avec Takahiro Yamaguchi. Elle, la machine, a étudié les écritures d’une dizaine d’autres artistes internationaux pour n’en retenir que les formes afin de rédiger ou plus précisément de s’adonner à une forme d’écriture automatique. Le titre de cette œuvre évoquant la perte de langage, elle ne préserve de l’écriture que sa forme qui nous met toutes et tous à égalité dans notre incapacité à la comprendre. De la Mésopotamie à la Silicon Valley et des civilisations aux entreprises, des femmes et des hommes, ensemble, ont su créer des langages alors que la machine d’écriture des deux Japonais se contente de les simuler. Mais n’est-ce-pas, bien au-delà des grands mythes de la singularité, là où elle est encore cantonnée ?

clearArt hybride

K-9_Topology

Maja Smrekar,
“K-9_Topology”,
2017.

clearL'autre tendance qui, à Linz chaque année se renforce, c’est celle de l’art hybride dont le prix Golden Nica a été attribué en 2017 à Maja Smrekar. Depuis quelque temps, cette artiste slovène se focalise sur les relations que nous entretenons depuis toujours aux loups comme aux chiens. Son approche résolument symbolique convoque tant celle de Joseph Beuys, (“I like America and America likes Me”) partageant un temps son espace de vie avec un coyote en 1974, que celle de Marina Abramovic (“Dragon Heads”) livrant son visage aux pythons en 1990. Maja Smrekar questionne le rôle de l’humain sur l’évolution du chien, et plus spécifiquement le rôle des femmes dans leur extrême proximité avec les loups que, possiblement, elles élevaient déjà il y a fort longtemps. En effet, nous cohabitions déjà, il y a de cela quelques dizaines de milliers d’années, avec les loups pour finalement domestiquer les chiens. La domestication passant inévitablement par le croisement des espèces. Il est intéressant de remarquer qu’après s’être essentiellement intéressé à la relation de l’art aux technologies, un festival comme Ars Electronica questionne aujourd’hui la relation de la biologie aux cultures.

clearJusqu’à sa fin

Until I die

::vtol::,
“Until I die”,
2016.

clearEntre biologie et technologie, il y a l’installation sonore “Until I Die” de Dmitry Morozov aka ::vtol::. Dans l’espace d’exposition de l’ancien tri postal attenant à la gare de Linz, celle-ci réactualise la performance éponyme que l’artiste russe donna le 6 décembre 2016 à la galerie Kapelica de Ljubiana. Quand, sur scène, il se fait prélever le sang qui participe activement de la musique des sons que le public perçoit en live. Car il s’agit en effet d’un synthétiseur sonore alimenté électriquement par le sang que l’artiste a commencé à se faire prélever dix-huit mois auparavant. Son sang a été traité afin d’en préserver la couleur et l’homogénéité. Les quatre litres et demi de sang d’artiste que contiennent les modules du synthétiseur en constituant la source d’alimentation selon des procédés découverts par les physiciens Luigi Galvani et Alessandro Volta durant les XVIIIe et XIXe siècle. A la galerie Kapelica que dirige son fondateur Jurij Krpan, cette expérience aux frontières des arts et sciences dure près de huit heures. C’est-à-dire jusqu’à sa fin, par manque d’énergie, d’où son titre. Et l’artiste, pendant l’agonie de l’instrument, de contempler son œuvre symbolisant parfaitement le don de soi telle une extension naturelle de sa vitalité propre.

clearTélescope intérieur

Inner Telescope

Eduardo Kac,
“Inner Telescope”,
2017.

clearS'il est un artiste qui a émergé par l’usage des biotechnologies sur la scène internationale, c’est bien Eduardo Kac. Mais c’est avec une œuvre toute autre qu’il revient à Ars Electronica. Une œuvre résolument poétique que Thomas Pesquet a activée le 18 février 2017 à bord de la station spatiale internationale. Pour cette performance, l’artiste a commencé par en anticiper la gestualité au travers d’une série de photographie. Il a aussi formé l’astronaute français au pliage de la feuille de papier que ce dernier allait trouver à bord. Le “Télescope Intérieur” qui échappe à la gravité terrestre que met en scène la séquence vidéographique présentée à Post City n’est orienté vers aucune direction, si ce n’est vers toutes les directions. Sous certains angles, on lit le “M” du “moi” que traverseraient tant de questionnements sans réponses aucunes. A moins que ce ne soit une représentation des rayons cosmiques qui, constamment, nous transpercent sans jamais nous atteindre. Quand la rondeur de la planète terre, vue du derrière des hublots panoramiques de l’ISS, en trahit l’extrême fragilité dans cet infiniment grand dont nous ne saisirons jamais véritablement les limites, même d’un point de vue strictement théorique.

clearUne esthétique de la mesure

Entangled (ISS)

Thibault Brevet,
“Entangled (ISS)”,
2014.

clearSigne des temps, le marché de l’art fait son apparition à Ars Elctronica qui, cette année, invite une quinzaine de galeries parmi lesquelles on remarque la Gerken de Berlin. Où il est encore question de la station spatiale internationale tant elle nous fascine toutes et tous en ce sens qu’elle représente une étape vers l’ailleurs, c’est-à-dire l’inconnu. Car l’artiste français, Thibault Brevet, mesure en constance la distance qui sépare l’installation “Entangled” de l’ISS. L’absence de gravité qui confère son calme à l’espace intérieur de la station entre ainsi en opposition avec la vitesse extrême de ses rotations. Une autre pièce, “Thermal Cycling (3 copper rods) de 2017 et du même artiste, mesure quant à elle les allongements de l’infime d’une série de barres de cuivre soumisses à des cycles de réchauffements et refroidissements. Cet intérêt pour la mesure allant de l’infiniment grand à l’infiniment petit nous renvoie aux artistes ayant eux aussi pratiqué la mesure : de Marcel Duchamp faisant tomber des fils mesurant un mètre d’une hauteur d’un mètre en 1913 (“3 stoppages-étalon”) à ORLAN mesurant rues et institutions avec son corps depuis 1974 (‘“MesuRage”). Notre rapport à l’espace comme aux technologies qui en autorisent le mesurage évoluant sans cesse, nous n’en avons définitivement pas terminé avec cette esthétique de la mesure.

clearCorrespondances

Delivery Graphic

Stefan Tiefengraber,
“Delivery Graphic”, 2013.

clearToujours sur le stand de la galerie Gerken de Berlin, se trouvent les œuvres de Stefan Tiefengraber que la communauté numérique connaît bien. Il s’agit d’une série de dessins aux écritures automatiques. C’est-à-dire que l’artiste a, dans un premier temps, conçu le dispositif intitulé “Delivery Graphic” qu’il a pris l’habitude de s’envoyer à lui-même par la poste depuis 2013. Ce sont par conséquent les mouvements du colis qui, durant son périple, en pérennisent les tribulations. Dans cette expérience d’art postal, c’est le mouvement qui fait œuvre alors que l’artiste autrichien est relégué au rôle de récepteur. Ce dernier a d’autres dispositifs qui, à l’instar de “Your Unerasable Text”, s’articulent autour de la notion de correspondance. Présentée à l’Ars Electronica Center sur l’autre rive du Danube, l’œuvre a un numéro d’appel permettant au public de lui envoyer les messages textuels qui sont alors imprimés avant d’être instantanément broyés. Mais ne nous y trompons pas, seule la part visible de ces mêmes messages est éradiquée tandis que l’artiste les stocke dans leur version digitale depuis 2011. Exactement comme quand nous supprimons un email de nos interfaces sans rien savoir de son obsolescence non programmée !

clearEternel retour

Disco Beast

Jonathan Monaghan,
“Disco Beast ”, 2016.
clearArs Electronica s’est aussi développé au rythme de l’amélioration des moteurs de recherche et des sorties de films d’animation en trois dimensions. L’événement a gardé un réel intérêt pour le genre en perpétuant son Animation Festival. Et c’est précisément dans ce contexte, signe des temps encore, que l’on remarque la présence de l'artiste américain émergeant Jonathan Monaghan dont le travail est plus généralement associé au milieu de l’art contemporain et plus précisément à celui des cultures post-Internet. Car il est question, dans son film intitulé “Disco Beast” dont la fin est similaire au début alors qu’on imagine aisément les conséquences photographiques ou sculpturales, d’un éternel retour : celui de la licorne. Créature légendaire s’il en est, ses traces en occident remontent à l’antiquité grecque. Aujourd’hui, elle peuple nos serveurs. Supposée féroce, elle représente la pureté qui s’exprime dans la séquence de ce jeune New-Yorkais tant par les couleurs habilement désaturées que par l’absence de tout être humain, bien qu’il y ait une ville aux allures des gated communities qui ne sont autres que les interprétations contemporaines des cités idéales des peintres et architectes humanistes de la Renaissance. Elles sont tout aussi parfaites car non encore investies par les êtres imparfaits que nous sommes et seront à tout jamais. Quoi qu’en disent les amateurs de singularité.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour ETC MEDIA, Septembre 2017.


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