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DU MEDIUM NUMERIQUE AU FRESNOY
par Dominique Moulon [ Juilet 2017 ]
Le Fresnoy est le lieu de la contamination de l’image et du son par le médium numérique. En témoignent les travaux de dix artistes, élèves ou professeurs, passés ces dix dernières années par l’école.

clearTemporalités

Run Baby Run

Sébastien Hildebrand,
“Run Baby Run” , 2010.
clear« Sans Le Fresnoy, je n’aurais jamais eu accès à cette technique », précise Sébastien Hildebrand lorsque l’on évoque sa série photographique “Run Baby Run” (2010). Cette « technique », c’est celle d’un appareil de mesure haute précision permettant, en sport, de capturer les arrivées. Et c’est en compagnie de l’artiste résident Hans Op De Beeck qu’il a soigné les mises en scène des arrivées de celles et ceux qu’il a fait courir. Hildebrand les a étirées dans la durée et opéré un renversement : les arrière-plans, pourtant immobiles, figurent des vitesses extrêmes alors que les sujets semblent figés dans leurs mouvements. Des accidents ponctuent ces quelques captations : un pied, ici ou là, apparaît comme liquéfié par l’huile sous la pression d’un pinceau. « La photographie a été, est encore tourmentée par le fantôme de la Peinture », écrivait Roland Barthes. Et c’est d’ailleurs à ce dernier que l’artiste adresse ses photographies en les comparant, en raison du temps qui s’y écoule, à des courts métrages. Il spécifie aussi qu’il ne s’agit aucunement d’instantanés évoquant ce qui « a été » et il insiste sur la « fluidification » fragmentée des coureuses et coureurs de ses arrivées étirées à l’extrême.

Grüsse Aus

Nicolas Moulin,
“Grüsse Aus”, 2013.
clearLes cités de la série “Grüsse Aus” que Nicolas Moulin, vivant à Berlin, réalise pour l’exposition Panorama 15 de 2013 n’ont jamais véritablement été. « Elle[s] ne figure[nt] sur aucune carte, c’est le propre des endroits vrais », dirait Herman Melville. Car ce sont des vues de l’esprit que l’artiste a bâties tels des décors que jamais aucune actrice, aucun acteur n’investira. Celui qui s’est acharné à vider Paris, poursuit donc sa mission consistant, au travers de lieux réels ou fictionnels, à évacuer le monde. Sachant que, dans son travail, les réalités côtoient les fictions. Au point que les vues de la série “Grüsse Aus” sont quelque peu familières. Extirpées de passés dont elles pourraient témoigner, comme annonçant de possibles futures, elles ne disent pourtant rien du présent. Elles ne documentent pas non plus les lieux d’où proviennent les fragments qui les composent tant ceux-ci fusionnent à l’ère d’une mondialisation sans cesse accélérée par les réseaux. Nicolas Moulin prend beaucoup de clichés, allant de l’urbain à sa désertion, mais il ne leur accorde généralement le statut d’œuvre qu’après ses interventions qui procèdent souvent d’une forme de collage à l’ère post-digital.

clearDe l’apprentissage

Le Corso

Bertrand Dezoteux,
“Le Corso”, 2008.
clearLe travail de Bertrand Dezoteux, couronné par quelques prix dont l’Audi Talent Award, se situe aussi aux frontières de la fiction et de la réalité. C’est à Tourcoing, en 2008, que l’artiste se confronte à la création en trois dimensions à l’occasion de la réalisation d’un court métrage intitulé “Le Corso”, dont le FRAC Aquitaine fera l’acquisition. Les paysages, fictionnels, y ont été générés par le calcul de machines. De son côté, le thème animalier renvoie à la forme documentaire. Quant aux sons, ils semblent avoir été captés sur le vif. Les images elles-mêmes évoquent les applications logicielles professionnelles tandis que les mouvements chaotiques des caméras illustrent les usages amateur. Quant aux situations et dialogues, ils sont pour le moins étranges. Une étrangeté qui, parfois, relève des accidents que l’artiste décide de préserver : « Ce sont souvent les ratages de ce que je ne parviens pas à faire qui, d’une certaine manière, façonnent le scénario », dit-il en se remémorant son apprentissage de « techniques qui déterminent aussi les péripéties » tout en « proposant des périmètres d’actions ».

Howto
Elisabeth Caravella,
“Howto”, 2014.
clearC'est sous les conseils de Robert Henke aka Monolake (artiste, ingénieur et auteur de l’application audionumérique Ableton Live), qu’Élisabeth Caravella se lance dans la réalisation du tutoriel d’un supposé logiciel dédié à la mise en trois dimensions de caractères typographiques. « En fait, je voulais que ce ne soit pas si important», nous confie-t-elle. D’où le choix de la création d’un « texte en 3D qui était très à la mode dans les années 1990, aujourd’hui, beaucoup moins », annonce la voix off de “Howto” réalisé en 2014. Sachant que « dans un tutoriel, on ne voit pas le visage, on ne voit pas la personne », rappelle Élisabeth Caravella. Aussi décide-t-elle, parfois seule en ce lieu qui fut autrefois une salle de balle, d’habiter son tutoriel d’une présence fantomatique. Aux antipodes de la froideur digitale de son application tridimensionnelle, surgie alors une présence qu’incarne un drapé aux mouvements d’une rare fluidité qui pourrait être la part visible d’un « bug, d’une espèce de fantôme qui hanterait la nouvelle version d’une application logicielle ». À moins que ce ne soit, dans sa version en réalité virtuelle investissant la grande nef du Fresnoy, la danseuse ou le danseur d’un autre temps qui continuerait de hanter ce lieu dédié aux rencontres comme aux apprentissages !

clearLa magie des interfaces

Infravoice

Atsunobu Kohira,
“Infravoice”, 2009.
clearIl n’y a guère, dans le Nord de la France, de tremblements de terre comme on le déplore trop souvent au Japon, d’où vient l’artiste émergent Atsunobu Kohira. Comme la plupart des résidents au Fresnoy, celui-ci est passé par une autre école d’art, en l’occurrence l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Arrivé à Tourcoing, il y simula, à l’occasion de l’exposition Panorama 11 de 2009, une secousse sismique. Car, pour l’artiste, « la terre est “vivante” », comme animée par un esprit. Son installation sonore, qui vise à nous en convaincre, permettait au public de s’adresser à elle : s’exprimer en direction du centre de la terre revient alors à percevoir les vibrations qu’elle nous retourne. « Au travers du cylindre qui est planté dans le sol, la voix du spectateur est envoyée dans les sous-sols de la terre comme on jette un caillou dans un puits […] cette même voix nous revient sous la forme de vibrations, comme un écho ou une onde de choc », précise-t-il avant de confier que la catastrophe de Fukushima a changé, dans son travail, son usage même de l’électricité.

Damassama

Léonore Mercier,
“Le Damassama”,2011.
clearL'usage des technologies, en art, permet d’insuffler vie aux objets, de les autonomiser en leur conférant, parfois, une certaine magie. Depuis les avant-gardes italiennes ou russes, les artistes qui pratiquent le sound art le savent bien. C’est donc dans la continuité des recherches initiées par Léon Theremin, à l’origine du premier instrument de musique sans contact, que Léonore Mercier s’inscrit lors de sa création, en 2011, du “Damassama” : un instrument qu’elle envisage tel un « amphithéâtre de bols tibétains ». Les spectateurs de l’exposition Panorama 13 (2011) s’en sont saisi avec une relative dextérité. Prenant la place du chef d’orchestre, ils s’adressaient aux bols par des gestes évoquant le phénomène de la télékinésie. Ils vivaient l’expérience jusque dans l’invisibilité de l’espace qui les séparait des objets ou instruments sans instrumentistes et dont ils obtenaient des sons ou notes de musique. Léonore Mercier n’en a pas fini avec la sculpture, pratique résolument spatiale, de matériaux sonores, puisque c’est l’objet de son dernier instrument, le Synesthesium, un dôme d’une envergure de douze mètres, équipé d’une multitude d’enceintes et dédié à l’immersion sonore.

Hand-held

David Rokeby,
"Hand-held", 2012,
production Le Fresnoy.
clearL'artiste canadien David Rokeby, artiste-professeur invité en 2011-12, a accompagné des élèves et produit avec Le Fresnoy sa pièce présentée au sein de la scénographie relativement ouverte de Panorama 14 (2012). Il y est encore question d’invisibilité ou, plus précisément, selon l’artiste, « de la vie secrète d’un espace vide ». Car il n’est plus un recoin, dans nos villes ou nos campagnes, qui ne soit sillonné en permanence par les ondes qu’émettent ou reçoivent nos appareils connectés. L’installation intitulée Hand-held incitait, ne serait-ce que par son titre, à tendre la main afin d’extirper quelques images de l’espace intégralement vide qui lui est consacré. Nos regards allaient à nos mains qui disparaissaient au profit des contenus qu’elles activaient par l’image vidéo projetée. Or, cette situation, nous ne la connaissons que trop quand nous marchons, nos appareils en main, pour ignorer tout ce qui est au-delà de l’écran, quand nous nous concentrons, sans même nous en inquiéter, sur ce qui est ailleurs, au sein de quelque serveur possiblement lointain, pour mieux omettre le monde qui nous est proche.

clearTextualités

Déjà Entendu | An Opera Automaton

Lukas Truniger,
“Déjà Entendu
| An Opera Automaton”,
2015.
clearFaire produire une œuvre au Fresnoy revient, bien souvent, à en faciliter les présentations à l’étranger. Ce fut le cas de l’installation audio et textuelle “Déjà Entendu | An Opera Automaton” de l’artiste suisse Lukas Truniger. Produite en 2015, elle a déjà été présentée à Paris, Issy-les-Moulineaux, Hong Kong et Montréal. Mais de quoi s’agit-il, si ce n’est d’une forme d’opéra automatique comme nous l’indique son titre ? La machine dont il est question, avec sa centaine d’écran LED, a une présence scénique indéniable. Sa base de données connaît, par les textes, annotations ou notes, l’essentiel des opéras ayant été inspirés par le mythe de Faust. « J’ai beaucoup échangé avec le metteur en scène Cyril Teste sur les enjeux que soulève la “mise à jour” d’un opéra classique », dit Lukas Truniger, qui a étudié l’art et les médias comme la musique. Sa pièce est tout aussi sonore que textuelle et ne se situe jamais dans l’illustration. Selon les points de vues, que l’on soit côté cour ou jardin, elle se livre diversement. La quantité extraordinaire des fils qui en émergent lui donne quelque peu l’allure d’une allée de data center. L’œuvre renvoie au pacte contemporain des « Termes et Conditions » que régulièrement nous signons sans même les lire ni véritablement savoir avec qui nous nous engageons.

L'entreprise de déconstruction théotechnique

Fabien Zocco,
L'entreprise
de déconstruction
théotechnique,
2016.
clear« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. » C’est bien de la Bible dont il s’agit avec le dispositif tout aussi scénique de Fabien Zocco. Produite en 2016 et s’articulant autour d’une autre base de donnée connaissant tout les mots de l’Ancien et du Nouveau Testament, l’œuvre s’intitule l'Entreprise de déconstruction théotechnique. Mentionner que Fabien Zocco a bénéficié des conseils d’Arnaud Petit renvoie à un autre commencement, si l’on sait que ce compositeur a travaillé sur la création sonore de l’exposition fondatrice de Thierry Chaput et Jean-François Lyotard, les Immatériaux, au Centre Pompidou en 1985. Mais revenons en 2017, quand Fabien Zocco dit de sa pièce : « Il y a une intelligence qui décompose, mot par mot, l’intégralité de la Bible et qui, au travers d’algorithmes, recompose des bribes de phrases en temps réel. » L’idée étant, au-delà de l’étrange poésie jaillissant de quelques téléphones portables mécanisés, d’offrir à la machine un texte dont les origines seraient non humaines. Mais n’avons-nous pas, en machinant nos sociétés à l’extrême, déjà initié le procédé de notre propre exclusion ! Aux artistes usant des technologies qui façonnent le monde de nous en confier leurs interprétations.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Juillet 2017.


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