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PRATIQUES NUMÉRIQUES D’ART CONTEMPORAIN
par Dominique Moulon [ Mai 2013 ]
S’approprier les technologies et réseaux qui façonnent nos sociétés est une nécessité pour les artistes d’aujourd’hui. Après avoir intégré les pratiques photographiques, puis vidéographiques, l’art contemporain intègre donc celles du numérique.

clearDans la continuité

Blue Monochrome .com

Jan Robert Leegte,
Blue Monochrome.com, 2008.
clearSe rendre à l’adresse “bluemonochrome.com” revient à afficher un rectangle de bleu dont la saturation, tout comme la texture, évoque l’International Klein Blue. Quand cliquer sur le minuscule logo de la marque Google se situant en bas à gauche de l’écran d’un bleu sans fond charge l’application Maps. La surface de couleur pure, semblable en tout point au bleu IKB enregistré par Yves Klein auprès de l'Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) en 1960 sous l'enveloppe Soleau N° 63 471, ne serait en fait qu’un fragment “décontextualisé” du fond de l’océan Pacifique, un ready made en quelque sorte. Et c’est en 2008 que Jan Robert Leegte réserve l’adresse IP 64.90.48.70 auprès de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) pour en faire celle de son monochrome bleu. Le secret de fabrication de son outremer réside dans le détournement, par le code informatique, du service Web de Google. Les artistes, depuis toujours, détournent les techniques ou technologies de leur temps. C’est ainsi que, de nos jours, une multitude d’œuvres en ligne résulte de détournements de services Internet. Mais si Jan Robert Leegte, dans sa pratique de la couleur seule, s’inscrit dans une continuité historique, peu de collectionneurs sont aujourd’hui prêts à investir dans l’adresse Web d’un monochrome. L’immatériel, en art, n’a de valeur sur le marché qu’au travers de sa matérialité !

Rust Mirror

Daniel Rozin,
Rust Mirror, 2009,
courtesy Bitforms Gallery.
clearUne part non négligeable d’œuvres digitales qui participent de la relecture comme de la réactivation de thèmes ou tendances historiques. C’est tout particulièrement le cas de la série des miroirs mécaniques de l’Américain Daniel Rozin. Le premier, intitulé “Wooden Mirror” et conçu à la fin des années quatre-vingt-dix, est en bois comme son nom l’indique alors que le “Rust Mirror” de 2009 regroupe 768 tuiles d’un acier rouillé. La principale particularité de ses “Mechanical Mirrors” réside dans le fait qu’ils sont constitués de matériaux non réfléchissants. L’indice de réflexion du bois étant comparable à celui de la rouille. Mais ces miroirs, composés de matériaux absorbant la lumière, reflètent pourtant l’image des spectateurs car leurs composants motorisés sont aussi contrôlés numériquement. Agissant comme autant de pixels, les éléments de telles matrices recomposent les parcelles de réel leur faisant face en captant diversement la lumière. Ni le bois ni la rouille, sans l’aide des technologies numériques, ne réfléchiraient quoi que ce soit. La représentation du miroir dans l’art, tout comme son usage, est récurrente. Mais chez Daniel Rozin, c’est l’exploitation de matériaux non réfléchissants pour la conception de surfaces réfléchissantes qui fait œuvre, ne serait-ce que par les titres. Des œuvres qui, une fois encore, s’inscrivent dans la continuité tout en réactivant des usages ou pratiques artistiques historiques tel celles du circuit fermé en vidéo ou du mouvement en art cinétique. Des installations à l’extrême complexité dont la pérennité n’est guère garantie mais qui, pourtant, accèdent au marché au travers de l’une des galeries dédiées aux pratiques numériques, la Bitform, à New York.

clearVillage global

The Tower of Babel: the Accident

Du Zhenjun,
The Tower of Babel: the Accident,
2010, courtesy Galerie RX.
clearForce est toutefois de reconnaître que les technologies du numérique, et notamment celles du réseau, n’ont de cesse de façonner nos sociétés. Car nous vivons dorénavant dans le village global que Marshall Mcluhan anticipait déjà dans les années soixante, à l’époque des premières connexions informatiques de longues distances. Notre regard sur le monde a changé et celui des artistes aussi, bien entendu, que leurs pratiques soient numériques ou qu’elles ne le soient pas. La photographie “The Tower of Babel: the Acciden”t (2010) de l’artiste Du Zhenjun témoigne de cette évolution tant par son sujet que par sa forme ou son procédé de fabrication. L’accident y apparaît “universel” tel celui annoncé par Paul Virillio qui l’attribue à la vitesse comme au progrès. C’est bien de la catastrophe simultanée de tous les moyens de transport dont il est question, de celle qui ébranlerait aussi tous les bâtiments de la ville monde de Du Zhenjun. Sa cité est en effet planétaire car elle en est la somme, par le collage, de monuments provenant de l’Internet mondial. Les parcelles d’images, avant que l’artiste les combine, n’avaient en commun que leur nom d’indexation sur le Web, soit “tower” ou “building”. Et l’on imagine l’artiste allant, depuis son atelier, de serveur en serveur pour collecter les précieux matériaux de ses constructions globales en devenir.

Street Views Patchwork

Julien Levesque,
Street Views Patchwork,
2009.

clearIl est un temps où des photographes, missionnés par des états, quadrillaient des territoires pour en dresser des constats par l’image. Mais depuis 2007, ce sont les Google Street View Cars qui scannent le monde en constituant la plus grande base de données photographique de tous les temps. Et il est des artistes de l’ubiquité qui, à l’instar de Julien Levesque, revisitent le monde. Son dispositif intitulé “Street Views Patchwork” (2009) est entièrement automatique. Les quatre bandes horizontales qui recomposent un paysage global témoignent de multiples temporalités où l’Utah côtoie la Bretagne, la Finlande le Japon. Pourtant, les paysages qui se succèdent sont plausibles. Ils ont même un air de “déjà vu”. Au regard de l’habile détournement de cet artiste français, nous sommes à la fois hier et aujourd’hui, ici et là-bas. Cette œuvre, lorsqu’elle est projetée en divers endroits de la planète est un paysage partagé que nous partageons. Sans omettre que nous visitons, bien souvent, simultanément les mêmes lieux qui pourtant nous apparaissent déserts au sein de nos navigateurs. Inabritées, comme le sont les citées idéales autrefois commanditées par les humanistes en quête d’utopie. Julien Levesque, en exposant Street Views Patchwork, fait de ces espaces muséaux autant de studioli où nous contemplons les flux aléatoires de la somme de tous les mondes connus, ou presque, puisqu’il convient d’omettre l’Afrique dans sa quasi totalité, l’Inde dont Google ne connaît que les musées ou encore la Chine.

clearProblématiques sociétales

All Over

Samuel Bianchini,
All Over, 2009,
clearMais les artistes qui, comme Samuel Bianchini, se saisissent des technologies de leur temps se focalisent aussi sur les problématiques qui leur sont contemporaines. Ainsi, l’univers de la finance constitue le sujet de son installation connectée intitulée “All Over” (2009). Frontale, lorsqu’on y accède en ligne, elle se compose de plusieurs écrans, tout comme dans les salles de marché, quand elle est exposée. La représentation des images qui s’y succèdent fait référence à l’ASCII Art des origines de l’informatique, quand les programmeurs dessinaient en remplaçant les nuances de gris par des caractères typographiques. Les photographies évoquant le monde de ceux qui, d’une intuition ou d’un geste vendent ou achètent, ne sont donc constituées que de chiffres accompagnés de quelques symboles pour le Dollar, l’Euro, la Livre ou le Yen. Mais les caractères, dans ces représentations graphiques, se renouvellent au rythme des flux d’une économie mondiale qui s’écrit entre New York et Paris, entre Londres et Shanghai. La main tendue d’un trader, nous y apparaît comme fragilisée par les échanges qui s’effectuent à des vitesses échappant à l’entendement humain. Cette vitesse, c’est celle des machines raccordées aux dorsales Internet, celle-là même que redoute Paul Virilio. Car les traders, progressivement, ont fait place aux algorithmes exemptant leurs commanditaires de toute responsabilité.

Nuage Vert

HeHe, Nuage Vert,
Ivry-sur-Seine, 2010.
clearIl n’est en effet point de domaine, de l’art à la finance et jusqu’à l’écologie, qui n’ait subi de profondes mutations imputables à la numérisation du monde qui, pour autant, ne se virtualise aucunement. Car une simple question posée à un moteur de recherche et c’est une centrale ou un barrage que l’on sollicite via de gigantesques data centres. Le cloud computing, nous le savons, n’est qu’un leurre. Et c’est au travers de nuages bien réels, les panaches blanchâtres produits artificiellement, que les membres du collectif HeHe interrogent nos modes de vie. Helen Evans et Heiko Hansen, depuis 2008, redessinent les nuages de nos consommations qui, lentement, s’échappent des hautes cheminées ayant depuis longtemps cessé d’annoncer quelque progrès. Equipés de rayons laser verts, ils en subliment les contours quand les autorités locales les y autorisent. Ils ont d’ailleurs bravé, en 2010, la préfecture de Seine-et-Marne qui leur avait pourtant interdit toute colorisation artistique des vapeurs émises par l’incinérateur de déchets d’Ivry-sur-Seine. Le courrier du sous-préfet faisant dorénavant partie intégrante de ce qui documente la performance urbaine intitulée “Nuage Vert”. Tout comme l’enveloppe Soleau qui est une composante de l’International Klein Blue. Quant à l’usage de la couleur pure par Helen et Heiko, il témoigne plus généralement des artistes qui s’arment de technologies pour investir la sphère politique en se focalisant sur des problématiques sociétales.

clearLa forme relationnelle

Mirror

Lawrence Malstaf,
Mirror, 2002,
courtesy
Galerie Fortlaan 17.
clearS’il est un domaine dont la profonde mutation n’est que la conséquence d’un usage accru du numérique, c’est bien celui de la relation. A soi, lorsque l’on considère la multiplication des applications dédiées à la gestion de son image. Et à autrui, au regard de notre capacité à nouer de nouvelles amitiés sur les réseaux sociaux. Où l’on retrouve l’usage du miroir dans la pièce éponyme de Lawrence Malstaf. “Mirror”, de 2002, est une installation que le spectateur doit activer en pressant un bouton rouge semblable à ceux équipant les machines à outil considérées comme dangereuses. C’est alors que l’image de soi se métamorphose au rythme des mouvements internes au miroir. La présence du spectateur, dans le fauteuil où il est pourtant confortablement assis, s’altère de plus en plus au fur et à mesure que les mouvements du dispositif s’accélèrent. Au point que le fauteuil, à la fin de l’expérience, apparaît vide sous le regard médusé de celui ou celle qui croyait pourtant y être bien assis. L’usage des technologies, surtout lorsqu’elles ne sont pas apparentes, autorise toutes les illusions, ce que l’industrie du cinéma a bien intégré. Quant à l’expérience du miroir “préparé” par Lawrence Malstaf, elle est de l’ordre de l’intime, allant jusqu’à questionner la présence même de celui ou de celle qui la tente, dans une société où l’image de soi est au centre de tant de modèles économiques.

WoW

Aram Bartholl, WoW,
2009, Laguna Art Museum.

clearAram Bartholl est davantage un artiste de l’expérience collective. Et sa performance urbaine “WoW” est celle d’une esthétique relationnelle au sens de Nicolas Bourriaud. Inspirée par le jeu massivement multi joueur World of Warcraft, elle est aussi issue du workshop définitivement participatif qui s’est déroulé en 2009 au Laguna Art Museum. Le workshop est un modèle économique intéressant quand il permet aux artistes dont les œuvres ne sont pas toujours adaptées au marché d’en produire tout de même. A Laguna Beach, en Californie, l’artiste allemand a commencé par évoquer la manière dont les avatars sont affublés de leur nom d’utilisateur dans les mondes persistants. Puis les participants se sont mis au travail en découpant les caractères typographiques de leurs prénoms et noms avant de les accrocher au bout de longues tiges. La performance consistant à se promener dans la ville côtière avec, au-dessus de sa tête, son nom comme c’est l’usage dans les jeux 3D en ligne. A la différence prèst que l’on dépend du porteur de sa propre identité. En ligne, l’identité est interchangeable, alors que dans le réel en changer s’avère compliqué. La relation du virtuel au réel est l’une des questions récurrentes du travail d’Aram Bartholl. Et qui mieux qu’un artiste numérique serait à même de problématiser une identité 2.0, surtout lorsque celui-ci n’utilise que des morceaux de carton et paires de ciseaux ?

clearAu-delà du numérique

Richard Rogers

Xavier Veilhan,
Richard Rogers, 2009,
coll. Aldo Bensadoun,
© Guillaume Ziccarelli.
clearLes technologies que l’on qualifiait hier de nouvelles n’ont pas fini d’évoluer, de nous surprendre au travers de l’émergence d’outils ou de services innovants que les artistes détourneront encore. Mais le temps de la découverte, à l’ère de la première génération des natifs digitaux, est révolu. Nous sommes entrés dans un “après” de la fascination où nous ne distinguons plus ce qui est entièrement numérique de ce qui ne l’est que partiellement, ou pas du tout ou pas encore. Le niveau de détail, dans la série “The Architects” (2009) de Xavier Veilhan varie d’une statue à l’autre. Allant de l’extrême réalisme inhérent au procédé de scanning en trois dimensions à l’évocation des jeux vidéo d’antan. Les polygones ont en effet à peine disparu de nos consoles de jeu qu’ils réapparaissent déjà dans les sculptures d’artistes comme Xavier Veilhan ou dans les constructions d’architectes de Jakob & MacFarlane. Xavier Veilhan, pour saisir les contours de ses architectes, leur a demandé de tenir la pose comme on le fait en peinture, mais seulement pour donner du temps aux machines. Remarquant toutefois que, fatigue aidant, les postures n’en sont que plus relâchées ou naturelles. S’il est peu de polygones pour représenter Richard Rogers, c’est pour privilégier la posture qui l’emporte sur le détail. Les sculptures polygonales de Xavier Veilhan incitent les spectateurs à prendre du recul. Car seul l’éloignement permet de reconnaître les signatures corporelles de celles ou ceux qui ont tenu la pose. Et l’artiste de s’étonner de notre capacité à reconnaître quelqu’un à distance !

Cypher

Eduardo Kac,
Cypher, 2009.
clearEnfin, et au-delà du numérique, il y a les technologies bio ou nano qui sont, elles aussi, consécutives de la puissance de calcul des machines. Mais de tels progrès scientifiques ne valent que si l’on s’en saisit comme nous y encourage Eduardo Kac en créant un kit transgénique intitulé “Cypher” (2009). Cette œuvre est inspirée de la culture DIY, pour Do It Yourself, et s’articule autour de l’ADN de synthèse encodant un poème que le lecteur doit “révéler” en suivant un protocole scientifique rédigé par l’artiste lui-même. Or, le poème embarqué fait référence au film Bienvenue à Gattaca qui traite du désir de perfection génétique que tous nous devons combattre et rejeter. « A tagged cat will attack gattaca », nous dit son auteur au travers du kit induisant l’implication des spectateurs du progrès que nous sommes et resterons si nous n’agissons pas davantage. Quant aux nanotechnologies, elles investissent notre quotidien avant même que nous ne les ayons identifiées. C’est alors qu’Eduardo Kac nous propose d’en faire l’expérience esthétique en concevant “Aromapoetry” (2011). Un livre dont les molécules de poèmes olfactifs ont littéralement été “piégées” à échelle nanométrique. Car il n’est point de progrès scientifique ou technique, aujourd’hui comme hier, qui ne puisse faire œuvre en associant l’art à la science ou aux technologies. Et ce, quelles qu’elles soient.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Artpress, Mai 2013.


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