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BERLIN, FESTIVALS ET GALERIES
par Dominique Moulon [ Mars 2014 ]
En hiver, à Berlin, deux événements complémentaires se partagent un même public : la Transmediale qui est dédiée aux arts et cultures numériques et le CTM, festival portant essentiellement sur les pratiques soniques et musiques électroniques. Sans omettre les événements partenaires et autres galeries du centre de Berlin méristant le détour.

clearDes cultures numériques

Cambodia Tales

John Einar Sandvand,
“Cambodia Tales”, 2009.
clearLa Transmediale de Berlin, en 27 années d’existence, s’est progressivement transformée. Les pratiques vidéo ont naturellement fait place aux cultures numériques. Et Kristoffer Gansing, le directeur artistique de l’événement portant cette année sur notre ère post digital, d’envisager cette édition 2014 tel le « diagnostic du statut actuel du numérique oscillant entre “ordure et trésor” ». D’où le choix d’un portrait d’inconnu(e) photographié(e) par John Einar Sandvand sur fond de décharge, à Phnom Penh, comme marqueur identitaire de cette Transmediale 2014. L’esthétique de la décharge symbolisant parfaitement la récupération des déchets électroniques que les artistes Michael Ang et Jonah Brucker-Cohen assemblent pour leur “redonner vie” durant l’atelier “Art Hack Day” regroupant près de 80 participants à la Haus der Kulturen der Welt pendant 48 heures. Mais elle évoque aussi les données déchargées sur des serveurs de raccourcissement d’URL que Justin Blinder et Benjamin Gaulon, très attachés à la pratique du recyclage, parviennent à éradiquer sans y être autorisés. Car les technologies du numérique, en cet hiver berlinois, sont au centre des débats relatifs à la surveillance des données et personnes, entre Big Data et Big Brother.

clearLa contre-surveillance

Untitled (Reaper Drone)”

Trevor Paglen, “Untitled
(Reaper Drone)”, 2010.

clearLes conférences et tables rondes, comme celle regroupant Jacob Appelbaum, Trevor Paglen et Laura Poitras se succèdent à la Haus der Kulturen der Welt. Quant au catalogue du festival intitulé “The Afterglow”, il met en scène quelques images photographiques de la série “Untitled (Reaper Drone)” prises par Trevor Paglen à très grande distance. Et il y a, parmi celles-ci, l’image d’un ciel matinal dont l’aspect laiteux évoque l’atmosphère dans laquelle baigne la pointe de la douane peinte par JMW Turner en 1843. Mais on comprend au titre de la série de cet artiste américain qu’il est un élément à découvrir dans l’image. Ce qui intéresse Trevor Paglen, c’est la part visible des activités secrètes du gouvernent ou de l’armée des Etats-Unis. Car il n’est pas difficile de savoir d’où décollent les drones d’observation ou de combat que de jeunes militaires pilotent avec des manettes semblables à celles de nos consoles, en participant à des conflits armés “délocalisés” depuis la base de Creech Air Force du Nevada. C’est ainsi que Trevor Paglen, en surveillant ceux qui nous épient “dans le secret”, photographient des ciels que d’infimes détails aux limites du visible parviennent à peine à extirper de l’abstraction.

clearLes pionniers russes d’un art sonore

Andrey Smirnov

Andrey Smirnov,
CTM Festival, 2014.

clearLe CTM festival a émergé de la Transmeiale pour enfin acquérir son autonomie en investissant des institutions comme la Künstlerhaus Bethanien où se déroule l’exposition “The Generation Z: ReNoise” organisée par Andrey Smirnov et portant sur l’émergence d’un art sonore dans les avant-gardes russes. On y découvre, notamment, le film “Enthusiasm” (1930) de Dziga Vertov dont la bande son constitue la première trace historique de ce que l’on nomme aujourd’hui la pratique du field recording. Le réalisateur ayant capté par lui-même des sons urbains et industriels avec un équipement mobile en 1929. On peut aussi, dans une autre salle de la Künstlerhaus Bethanien, jouer de l’instrument de musique conçu par Léon Theremin en 1919, sans même l’effleurer, tout en gérant le volume de la main gauche et la hauteur de note de la main droite. Le Thérémine, comptant parmi les plus anciens instruments de musique électronique, a été fort apprécié par les compositeurs de musiques de films de science fiction des années 50. Enfin, cette exposition révèle les origines historiques des correspondances entre graphisme et tonalité au travers des bandes son littéralement dessinées par Arseny Avraamov, (“Ornamental Sound”, 1929-1930) que réactive la génération des plasticiens sonores d’aujourd’hui dans l’usage des technologies numériques.

clearUn écosystème de l’excès

An Ecosystem of Excess

Pinar Yoldas
“ An Ecosystem of Excess”,
2014, © Sascha Krischock.

clearLa Fondation Ernst Schering dédiée au rapprochement entre les arts et les sciences est partenaire de cette Transmediale avec l’exposition “An Ecosystem of Excess” de Pinar Yoldas. L’artiste chercheuse originaire de Turquie et vivant aux Etats-Unis lorsqu’elle n’est pas en résidence à Berlin y présente les organes et espèces d’une “biologie spéculative”. Considérant le rôle essentiel des océans dans l’apparition de la vie sur Terre, selon la théorie de la soupe primordiale, et sachant notre capacité à les souiller avec des quantités sans cesse grandissantes de matière plastique, elle s’interroge notamment sur l’existence du vortex de déchets découvert en 1997 par l’océanographe Charles J. Moore dans le Pacifique Nord. « L’océan, selon ce dernier, s’est transformé en une soupe de plastique » Et Pinar Yoldas d’imaginer des organes plastivores ou plasto-sensibles. Tout, dans son écho-système de l’excès, est coloré, jusqu’aux plumes d’oiseaux aux couleurs Pantone, alors qu’elle se demande quelles formes de vie pourraient émerger aujourd’hui du « suintement primordial contemporain » que sont devenus nos océans ? ».

clearSchizophrénie

The Unconscious Voyage

Wan-Jen Chen, “
The Unconscious
Voyage”, 2008.

clearL'exposition “Schizophrenia” dédiée à la scène artistique taïwanaise des nouveaux médias se tenant au Collegium Hungaricum compte parmi les événements partenaires de cette Transmediale 2014. Elle a été organisée par quatre commissaires, dont Pierre Bongiovanni soutenant aujourd’hui les arts médiatiques à l’international comme il le fait en France depuis les années 1990. Préalablement dévoilée pendant les festivals Ars Electronica de Linz et Cyberfest de Saint Petersbourg, elle sera prochainement présentée à la Maison des métallos de Paris, puis aux Instants Vidéo de Marseille. On y découvre notamment l’installation vidéo multicanal “The Unconscious Voyage” de Wan-Jen Chen. Le monde qu’il représente est plat, gris et infini. Les gens qui l’habitent ne sont que de passage. Il se déplacent rapidement, étrangement pressés par un temps étiré, sans début ni fin. Rien ne peut les perturber, les extraire de leurs histoires personnelles. Comme si leurs existences étaient parallèles les unes par rapport aux autres. Il n’y aurait par conséquent aucune chance qu’ils se croisent. Cette scène évoque les matins ordinaires dans les couloirs de Penn Station, en gare du Nord ou de Shinjuku. Quand l’ignorance l’emporte sur le partage.

clearUne renaissance digitale

1503, Lucrezia

Christian Tagliavini,
“1503, Lucrezia”, 2010,
Courtesy CMC Gallery.

clearDans le quartier du Mitte de Berlin, il est quelques galeries dont la CMC et la Eigen + Art Lab qui se sont récemment installées dans une ancienne école juive pour jeunes filles tout juste rénovée (Auguststraße 11–13). On y découvre la série “1503” de l’artiste Christian Tagliavini. Le nombre autour duquel s’articulent les neuf portraits photographiques évoque l’année de naissance du maniériste florentin Bronzino. Il aura fallu plus d’une année à Christian Tagliavini pour achever cette série de portraits que l’on daterait de la haute Renaissance. Il a patiemment confectionné coiffes, faux cols et plastrons, en carton, comme le fait Thomas Demand avant de pérenniser ses décors par l’image. Nombreux sont les peintres, à l’instar de Jean-Auguste-Dominique Ingres, que les libertés prises par les maniéristes du XVI siècle dans la représentation des corps ont inspirées. “Lucrezia” semble avoir quelques vertèbres de trop comme c’est le cas pour “La Grande Odalisque” d'Ingres. Les pinceaux des éditeurs logiciels, au regard des magazines de mode, sont tout aussi adaptés aux modifications anatomiques que l’étaient ceux des marchands de couleurs d’antan. Quant aux regards des modèles, par trop intemporels, ils sont donc résolument contemporains.

clearDu retour à l’analogique

8mm film

Albrecht Pischel,
“8mm film”, 2009,
© Uwe Walter,
CourtesyEigen
+ Art Gallery.

clearL'exposition “Still (not) moving” de la Eigen + Art organisée par le commissaire Dieter Daniels regroupe quelques propositions artistiques se situant précisément entre photographique et filmique. La boucle de 3 minutes du film en 8 millimètre qui est projeté dans la galerie a été prise caméra au poing au MoMA de New York par l’artiste Albrecht Pischel. Ce plan séquence représente la peinture “Vir Heroicus Sublimus” (1950/51) de Barnett Newman. Au fil du temps, des rayures verticales consécutives à l’usure viennent s’additionner à celles initialement peintes par l’artiste américain. Sans que l’on puisse dissocier visuellement celles qui sont de nature picturale de celles qui sont davantage filmiques. Une autre proposition d’Albrecht Pischel met en scène un appareil de projection 16mm. Et dans l’image évoquant les paysages photographiques du grand Ouest américain, il y a une cascade dont on apprend qu’elle compte parmi des mini-applications qu’Apple fournit avec ses systèmes d’exploitation. “Yosemite”, c’est son titre, est encore plus monumentale dans la fragilité de sa monstration analogique qu’elle ne l’est sur un écran plat. Le dispositif qui la met en scène créant de la distance, dans l’espace comme dans le temps, elle nous apparaît ainsi plus lointaine.

clearEntre Berlin et Paris

m0za1que 4*4*4

LAb[au], “ m0za1que 4*4*4”,
2013, Courtesy DAM Gallery.
clearEnfin, les membres du collectif belge LAb[au] ont investi la DAM Gallery de Berlin comme il viennent de le faire chez Denise René, à Paris. La première étant dédiée au cinétisme, alors que la seconde s’implique dans le numérique, cette double présence ne fait que renforcer l’idée que les pratiques artistiques digitales s’inscrivent dans un continuum historique. L’œuvre “m0za1que 4*4*4” est composée d’une grille de plans verticaux qui sont animés indépendamment les uns des autres pour effectuer, tous ensemble, une chorégraphie mécatronique. Mais les ombres portées qu’elles produisent en se déplaçant sont colorées par trois projecteurs de lumière. De couleur rouge, vert et bleu, ils teintent les ombres de leurs complémentaires comme Claude Monet aimait le faire en peignant la cathédrale de Rouen, à différents moments de la journée, entre 1892 et 1894. Sans omettre les expérimentations de Nam June Paik auxquelles les projecteurs vidéo ne résistaient pas longtemps car il les détraquait pour que, dans l’image, les flammes se démultiplient (“Candle Projection”, 1988). Les LAb[au], tout comme Monet, travaillent méticuleusement la série sans jamais que leur esthétique ne s’épuise. Usant des technologies de leur temps, ils participent à assurer la pérennité d’une tendance cinétique qu’ils renouvellent à chaque série.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Digitalmcd, Mars 2014.


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