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BIENNALE DE LYON, ET EN SUITE
par Dominique Moulon [ Novembre 2013 ]
C’est au commissaire Gunnar B. Kvaran que le Directeur Artistique de la Biennale de Lyon Thierry Raspail a confié l’organisation de cette douzième édition. Elle s’étend sur de multiples sites dont le MAC ou la Sucrière et des foires et expositions, telle la Docks Art Fair ou le Rendez-vous de l’IAC de Villeurbanne, participent à l’événement.

clearArt et identité

Nancy

Roe Ethridge,
“Nancy”, 2000.
clearUn peu partout, dans le grand Lyon, on lit cette promesse de narrations en lettres capitales et italiques : « ENTRE-TEMPS… BRUSQUEMENT, ET ENSUITE ». Elle est accompagnée d’images dont le portrait de “Nancy” réalisé en 2000 par l’américain Roe Ethridge. Aussi, tout le monde la reconnaît sans pour autant la connaître. Chacun se racontant son histoire en cherchant quelques indices dans l’image. C’est au graphiste new-yorkais Brendan Dugan que l’on doit l’identité visuelle de cette Biennale de Lyon et c’est dans la ville, avant même les musées ou centres d’art, qu’il nous interpelle avec les visages d’inconnus. Alors on pense à cet anonyme, “The Casual Passer-by I met at 3.59 pm”, que Braco Dimitrijević avait accroché sur la façade du Centre Pompidou en 1989 à l’occasion de l’exposition “Les Magiciens de la Terre”. Or c’est précisément cet événement désormais historique mêlant artistes non occidentaux aux occidentaux et conçu par Jean-Hubert Martin qui constitue, selon une équipe de chercheurs du ZKM de Karlshrue, le point de départ d’une forme de globalisation de l’art contemporain. Depuis la fin des années 80, les biennales se sont multipliées. Car près de 120 années après la création de la première d’entre elles, à Venise, on en dénombre aujourd’hui plus d’une centaine dans le monde.

clearL’après Internet

Vicky Deep
in Spring Valley

Petra Cortright,
“Vicky Deep
in Spring Valley”,
2013, © Blaise Adilon.
clearA l’entrée de la Sucrière, il y a cinq pièces vidéo de Petra Cortright. Cette jeune artiste américaine appartient à la génération que l’on qualifie de “Digital Native” ou de “Post-Internet”. Elle n’a pas trente ans et aime se mettre en scène devant sa webcam avant d’ajouter des effets aux séquences qu’elle diffuse sur YouTube, l’un de ses supports de prédilection. On comprend, au regard de son site Web, que tout ce qu’elle collecte en ligne est susceptible de faire œuvre. Elle s’approprie, transforme et diffuse au rythme de ses errances sur la toile. A la Sucrière, les GIFs animés de jeunes femmes dénudées aux mouvements successifs habitent les décors champêtres d’économiseurs d’écrans. C’est une pratique artistique de la collision entre les éléments d’une culture numérique mondialisée. Toujours sur son site, on la découvre en 2009 mangeant un hamburger avec des oreilles de lapin en trois dimensions. Dans sa banalité, au-delà du tracking, la scène est comparable à celle où Andy Warhol mange un hamburger. C’était en 1981, avant que l’Internet alors émergeant ne change notre perception d’un monde dont témoigne Petra Cortright en se saisissant des médias et supports de son temps.

clearDe nouveaux amis

Maybe New Friends
(Britney Rivers)

Ed Fornieles,
“Maybe New Friends
(Britney Rivers)”, 2013,
© Blaise Adilon.
clearAu premier étage de la Sucrière, l’installation d’Ed Fornieles interpelle par son étrangeté. Elle regroupe quelques indices sous la forme d’objets ou d’images et s’inscrit tout à fait dans la tendance “arts & crafts” du marché de l’art new-yorkais. Mais le titre de l’œuvre “Maybe New Friends (Britney Rivers)”, nous fournit d’autres indications. Pour en savoir davantage sur cette Britney Rivers, il convient tout simplement de devenir son ami sur Facebook et de la suivre sur Twitter. Car elle compte parmi les sept jeunes acteurs du sitcom qui se déroule intégralement sut Internet. L’œuvre de la Sucrière n’étant qu’une porte d’entrée dans l’histoire qui nous intègre dès lors que nos demandes d’amitié sont acceptées. Alors on se prend au jeu, investiguant sur les vies scénarisées d’Aaron, Britney, Chuck, Grace, Jesse, Seb et Vanessa sans savoir exactement qui est de l’autre côté. Acceptant l’idée que ce pourrait aussi bien être des agents conversationnels. Le test d’intelligence artificielle que décrit le Britannique Alan Turing en 1950 dans “Computing machinery and intelligence” nous serait bien utile, à moins que l’on préfère s’abandonner à l’histoire dont on devient l’un des protagonistes.

clearSociété du spectacle

The Re'Search
(Re'Search Wait’S)

Lizzie Fitch
& Ryan Trecartin,
“The Re'Search
(Re'Search Wait’S)",
2009-2010,
© Blaise Adilon.

clearPassons maintenant au MAC de Lyon où la mise en scène dans le travail de Lizzie Fitch & Ryan Trecartin est aussi précise qu’essentielle. Tant dans l’espace du musée, au travers du mobilier d’habitation qui fait des spectateurs des invités que dans la direction d’acteurs, au sein de l’image vidéo projetée. Quant aux casques mis à la disposition du public, ils induisent que l’expérience est résolument personnelle. C’est donc coupé du reste du monde que l’on assiste au spectacle ordinaire de moments scénarisés entre amis. Les décors tout comme les cadrages sont semblables à ceux des émissions de télé-réalité. Les extérieurs et intérieurs, d’une relative banalité, sont quelque peu en rupture avec les traitements des visages, par le maquillage, comme les traitements par filtrage des voix qui finissent toutes par se ressembler. Du confort des canapés à l’isolation par les casques, en passant par les montages audio et vidéo dont le rythme est effréné, tout est fait pour nous retenir encore un peu. Il est aussi difficile de s’extraire du travail de ces deux artistes américains qu’il est impossible de zapper les pires moments d’une télé que l’on qualifie étrangement de poubelle. Même le contexte muséal participe à prolonger l’expérience esthétique quand, au bord de la piscine (le décor nécessaire à toute émission de télé-réalité), d’une voix nasillarde ils ou elles se traitent de bitch !

clearIl était une fois

Il était une fois…

Antoine Catala,
“Il était une fois…”, 2013,
© Blaise Adilon.

clearCertaines installations, au Musée d’Art Contemporain, se livrent d’elles-mêmes tandis que d’autres, à l’instar de celle du Français Antoine Catala, semblent résister aux premières lectures. Il convient alors encore de chercher les quelques indices qui pourraient nous mettre sur la voie d’un possible récit. L’artiste, sur le site web de la Biennale, nous explique son attachement aux correspondances entre objets, images et mots. On pense donc à l’œuvre “One and three chairs” (1965) de Joseph Kosuth où cohabitent un objet chaise, son image photographique et sa description textuelle. C’est d’ailleurs aussi 1965 que Ted Nelson invente la notion d’hypertexte qui se prolongera sous la forme de ce que l’on nommera plus tard l’hypermédia. Et force est de reconnaître que les images d’objets, sur Internet, sont aujourd’hui indexées par des mots. Mais revenons à Antoine Catala dont l’installation, à Lyon, fait suite à celle intitulée “I See Catastrophes Ahead” (2012) qui s’articule autour d’un rébus en langue anglaise : Icy Cat Ass Trophies a Head. Or à Lyon, il y a l’image d’une île qui flotte sur un nuage de fumée. Serait-ce la promesse du récit qu’annonce le cartel : “Il était une fois…” ?

clearL'arbre et son ombre

L'arbre et son ombre IV

Samuel Rousseau,
“L'arbre et son ombre IV”, 2013, Courtesy galerie Claire Gastaud.
clearLa Biennale de Lyon, c’est aussi une multitude de rencontres ou ateliers et expositions que fédèrent les programmes “Veduta” et “Résonnance”. Et il y a, parmi ceux-ci, la Dock Art Fair que dirige artistiquement Olivier Houg. Sa particularité tenant au fait qu’elle ne regroupe que des expositions personnelles dont celle de l’artiste Samuel Rousseau présentée par la galerie Claire Gastaud. En fond de stand, l’ombre d’un arbre lentement se dessine au fil des saisons se succédant en mode accéléré. Il se ramifie, émergent des bourgeons qui deviennent les feuilles qui se dessècheront pour disparaître durant leur chute. On pense inévitablement à l’arbre virtuel et interactif de Bill Viola “The Tree of Knowledge” datant de 1997. Mais l’arbre que dessine l’artiste français prolonge celui, mort, qu’il nous présente dans la lumière. Une étrange relation s’installe entre l’arbre et son ombre animée tandis que l’inertie de ses branches mortes nous ramènent inexorablement au réel. Tout se passe donc dans la couche d’invisible, entre “L’arbre et son ombre”. Notre regard faisant des allers et retours entre les quelques branches de cet arbre mort et son aura, infiniment plus détaillée, se répétant infiniment.

clearUn esthétique du flou

Outstanding Nominals

Sylvain Couzinet Jacques,
“Outstanding Nominals”, 2012,
Courtesy galerie Un-Spaced.
clearLe solo show de la galerie Un-Spaced est dédié à Sylvain Couzinet Jacques qui y présente sa série des “Outstanding Nominals”. Des photographies dont il n’est pas véritablement l’auteur, mais plutôt le commissaire qui rassemblent d’insaisissables portraits. Ce sont ceux d’émeutiers nous confie l’artiste qui les a extraits d’images provenant des fichiers de polices européennes dont on sait l’attachement aux caméras de vidéo surveillance. Les pixels issus des compressions destructives chères à Thomas Ruff trahissent la perfectibilité de nos dispositifs sécuritaires, quand tous nous serons identifiables en toute circonstance. Les flous convoquent le travail de Gerhard Richter en même temps qu’ils évoquent la distance qui nous sépare de ceux dont on ne veut rien apprendre. L’évidente picturalité des portraits de Sylvain Couzinet Jacques ne parvient toutefois pas à masquer l’imminence des manifestations spontanées qui se nourrissent de nos indifférences, de Los Angeles à Athènes, en passant par Villiers-le-Bel. On dit qu’à Londres, en 2011, la police aurait privilégié l’usage de Flickr dans ses recherches. Car tous, dans notre usage quotidien de l’Internet, nous sommes potentiellement informateurs.

clearDe l’immersion à l’errance

Vice-City (12/10/07-22h40)

Thibault Brunet,
“Vice-City (12/10/07-22h40)”, 2012,
Courtesy galerie Binôme.

clearEnfin, c’est à la galerie Binôme que l’on découvre les photographies de Thibault Brunet alors qu’elles sont aussi présentées dans l’exposition “Rendez-vous” de l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne. Comme bien d’autres joueurs de GTA, celui-ci a refusé les missions proposées par les développeurs de Rockstar North. Et c’est en photographe de l’instant qu’il s’est promené dans Vice City pour saisir les scènes de ses errances. Les brumes sont semblables à celles de Caspar David Friedrich. Le sentiment d’une solitude écrasante est celui des situations décrites par Edward Hopper. L’appareil de Thibault Brunet n’est autre que le moteur du jeu vidéo dans lequel il s’immerge. Mais sa pratique est résolument photographique si l’on considère que la photographie consiste notamment à témoigner de son environnement immédiat par l’image. Alors on imagine aisément Tommy Vercetti se levant de bonne heure pour capter la blancheur de l’atmosphère d’une ville s’éveillant. A cours de bobines, dans l’attente impatiente des bains qui révèleront la réalité de ses errances matinales. Thibault Brunet s’inscrit donc dans la continuité d’une histoire de la photographie que les technologies renouvellent bien au-delà de la numérisation des appareils.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour MCD, Novembre 2013.


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