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BIENNALE DE LYON 2017
par Dominique Moulon [ Octobre 2017 ]
C’est à l’historienne de l’art et directrice du Centre Pompidou-Metz Emma Lavigne que le commissariat de la 14e Biennale de Lyon cofondée en 1991 par Thierry Raspail (directeur du Musée d’Art Contemporain de Lyon) a été confiée. Second chapitre d’une trilogie s’articulant autour du mot “moderne”, elle est dédiée aux “Mondes Flottants”.

clearHasards contrôlés

Clinamen V4

Céleste Boursier-Mougenot,
“Clinamen V4”, 2017.
clearIl y a durant la Biennale de Lyon un dôme géodésique place Antoine Poncelet. Celui-ci a été réalisé en 1957 par l’architecte Richard Buckminster Fuller, bien qu’il semble avoir été conçu pour recevoir l’installation sonore “Clinamen” de Céleste Boursier-Mougenot. Car la piscine de faible profondeur épouse parfaitement la rondeur du “Radôme” qui fait tournoyer les sons et se perdre à tout jamais nos commentaires. Nos yeux scrutent la surface de l’eau pour saisir les bols s’entrechoquant. La musique de hasards se succédant n’est autre que le fruit du contrôle par l’artiste. Tant de la température de l’eau que du léger courant qui fait se déplacer les porcelaines. Sachant qu’elles ont été sélectionnées les unes après les autres pour les sons qu’elles contiennent et que le dispositif libère. Nos regards, ne parvenant pas à se fixer tant les bols tous se ressemblent, s’émancipe du contrôle même de notre pensée. C’est notre attention qui se fait flottante. Au rythme des sons qui s’extraient de toute gravité en ce lieu nous évoquant les abris protecteurs d’antenne que l’on pointe d’ordinaire vers l’inaccessible.

clearLa tricheSculptures à comportement

Float

Robert Breer,
“Float”,
1970-2000.

clearA l’entrée de la Sucrière, nous sommes accueillis par les sculptures aux imperceptibles mouvements que Robert Breer imagina à la fin des années soixante : les “Float”. En 1970, elles avaient déjà performé à l’extérieur du pavillon américain de la foire universelle d’Osaka. Emergeant du nuage sculpté par Fujiko Nakaya, elles évoluaient alors en toute liberté. Aux formes minimales et aux comportements cinétiques, elles convoquent aussi la cybernétique au regard de leur autonomie. A Osaka comme à Lyon, à quelques décennies d’écart, elles ont leur “vie” propre et c’est au public de s’adapter à leur extrême lenteur pour celles et ceux qui en remarquent les déplacements. Leurs noms nous indiquent qu’elles sont en suspension comme le seraient les danseuses ou danseurs de chorégraphies aériennes. L’ère étant à l’apprentissage des machines, on les imagine cartographiant le sol de la Sucrière sans jamais savoir si elles pourraient envisager la fuite. Justifiant de leur totale liberté, elles restent sur le lieu de leurs performances quotidiennes comme le feraient des robots de compagnie attachés aux humains qui en prennent soin.

clearEn suspension

Wide White Flow

Hans Haacke,
“Wide White Flow”,
1967-2017.
clearHans Haacke est un artiste des systèmes qui, à Lyon, réactive une œuvre de 1967. Cinquante années ont passé sans que le temps n’ait atteint ce dispositif tant il est intemporel. Toutes et tous nous avons un jour observé l’effet du vent sur un tissu, un drap ou une voile. L’artiste allemand s’est contenté de recréer cette situation dans l’espace muséal en lui donnant pour titre “Wide White Flow”. Au centre de la Sucrière, il a déposé un rectangle de soie blanche de très grande taille qu’il a soigneusement “épinglé” à l’architecture par ses angles. Ayant disposé quelques ventilateurs au-dessous et à l’une de ses extrémités, en constance il l’anime d’un flux d’air se déplaçant. Ce n’est par conséquent pas le tissu que nous observons, mais plutôt l’invisible qui, littéralement, lui insuffle vie. Tel le voyageur peint de dos par un autre artiste allemand d’un autre temps, Caspar David Friedrich, nous sommes au-dessus d’une mer de nuages. L’étendue blanche à laquelle nous faisons face ne nous dit rien d’elle-même. Et c’est en perdant notre regard en sa surface que nous appréhendons les flux qui nous animent de l’intérieur.

clearMusique d’instrument

Flügel, Klingen

Susanna Fritscher,
“Flügel, Klingen”, 2017.

clearQui, une fois encore, n’a jamais fait tournoyer un tube dans l’espace pour en extraire quelques sonorités inattendues ? De cette expérience qui remonte à l’enfance, Susanna Fritscher a fait œuvre de l’instrument qu’elle a conçu et réalisé pour le déposer au sein de l’un des silos de la Sucrière. Pour sa pièce “Flügel, Klingen”, elle ne pouvait rêver meilleur emplacement quand la curatrice Emma Lavigne l’a sollicitée. Les neuf “hélices soniques”, pour reprendre les mots de l’artiste, qui ne sont autres que des tubes de PVC blancs, sont à l’échelle de l’architecture qui les accueille. Quand le moteur qui les anime en extirpe des tonalités étrangement s’accordant. Le son qui en résulte est celui d’un drone que l’espace étire à l’infini. Il en est alors qui apprécieront les ascensions vers les aigus alors que d’autres se reconnaîtront davantage dans les descentes qui trahissent la fin d’expériences sensorielles que l’on voudrait pourtant prolonger encore. Et le changement de notre point de vue influe inévitablement sur notre perception de cette œuvre sonore à la plasticité évidente.

clearSous terre ou presque

Sonic Fountain II

Doug Aitken,
“Sonic Fountain II”,
2013-2017.
clearChangeons de silo pour découvrir une autre pièce sonore. Celle de Doug Aitken qui est intitulée “Sonic Fountain II”. Car il s’agit bien d’une fontaine dont on saisit immédiatement les sonorités. Les craquelures des bords du bassin circulaire d’une eau blanchâtre semblent avoir été sculptées par quelques forces de la nature. Mais ce sont les goutes d’eau qui, relâchées selon des temporalités contrôlées, semblent l’extraire de la Sucrière où l’œuvre est pourtant solidement ancrée. Quand leurs tonalités, amplifiées si ce n’est traitées en temps réel, nous propulsent au tréfonds de la terre que Jules Verne imagina visitable, ce que les spéléologues jamais de démentiront. Comme toutes les fontaines du monde, sa musicalité nous apaise en ralentissant le rythme de nos pas. Sans plus savoir exactement où nous sommes, nous nous laissons emporter par la composition de l’artiste américain qui se joue de nos sens. Quand l’acte de fermer les yeux a pour effet d’agrandir virtuellement l’espace du silo et que rien d’autre qu’une musique de gouttes ne peut nous atteindre. S’il est des œuvres aptes à nous extraire temporairement du monde, celle-là en est une.

clearLes couleurs de l’invisible

Coloring the WiFi Network

Davide Balula,
“Coloring the WiFi
Network”,2015.
clearSe rendre au premier étage de la Sucrière permet de découvrir quelques œuvres de “techniques mixtes” à l’instar de celle intitulée “Coloring the WiFi Network”. Il y a ce que l’on voit et identifie telle une série de sculptures en métal aussi effilées que colorées. Les trois mobiles sont en fait des antennes de routeurs que personne ne remarque tant ces objets font désormais partie intégrante de notre quotidien technologique. Mais ce sont pourtant ces boîtiers qui nous permettent d’accéder à la part d’invisible qui donne tout son sens à l’œuvre. Le rôle de l’artiste français consistant à donner une forme ou plus exactement à attribuer des couleurs au réseaux WiFi des antennes-sculptures. Les spectatrices ou spectateurs ayant le choix de se connecter aux réseaux qui donnent accès à des monochromes blanc, rose ou jaune. L’invisible, aujourd’hui, c’est là où tout ce passe, des ondes aux data. Aussi n’est-il pas temps de lui donner des formes allant bien au-delà des pictogrammes des marques. Des formes qui, lorsqu’il s’agit d’espace et de vide, pourraient convoquer le sublime que les artistes du monochrome déjà interrogent.

clearDe l’appropriation

Empyrée” (n°1, n°2, n°3, n°4)

Dominique Blais,
“Empyrée” (n°1, n°2,
n°3, n°4), 2016.
clearAu premier étage de la Sucrière, se trouve une autre série de Dominique Blais qui s’articule aussi autour de la question du monochrome. Il s’agit de quatre “peintures” qui n’en sont pas tout à fait et qui, regroupées sous le titre “Empyrée” nous invitent à y voir quelques représentations de l’espace céleste. Bien que nous pourrions tout aussi bien les imaginer représentant autant d’étendues d’eau à perte de vue tant leurs surfaces sont irisées. Elles séduisent la rétine et c’est la raison pour laquelle l’artiste les a sélectionnées chez un fabricant de matériaux d’ameublement. Les encadrant, il nous les donne à voir autrement et c’est là que la magie du contexte muséal opère. Quand le matériau auquel nous ne prêterions ordinairement aucune attention, ailleurs et autrement, nous incite ici à sa reconsidération. Aussi nous cherchons à y décrypter quelques cieux ou océans se prolongeant bien au-delà des cadres qui participent de l’essentielle mise en scène visant à sublimer le banal. Et l’artiste, à sa manière, de nous le confirmer que toutes les surfaces, matières ou textures, du monde méritent possiblement que l’on s’y attarde, même au-delà du musée.

clearApparitions

Pleated image

Yuko Mohri,
“Pleated image”,
2017.
clearEnfin, au Musée d’Art contemporain de Lyon, il y a quelques apparitions dont celles de papillons artificiels activés par Yuko Mohri. Son œuvre “Pleated image” se présente au public sous la forme d’une installation aux images vidéo sans cesse renouvelées. Et ce n’est qu’après avoir contourné la cimaise pour continuer notre visite que l’on saisit enfin la raison de leur renouvellement. Le dispositif est mécaniquement complexe et ce sont des scanners à plat qui, automatiquement et selon des rythmes apparemment aléatoires, s’actionnent pour capturer les papillons ayant été quelque peu agités. On comprend alors que la base de données qui s’enrichit à chaque cliché est sans limite aucune. Et l’on pense à ces artistes d’une photographie sans appareil, de Man Ray ou Moholy Nagy à Thomas Ruff. Sachant qu’il y a une certaine rugosité dans les images automatiques de cette artiste japonaise. Quand les applications ou services en ligne tentent de l’éliminer. Cette rugosité faisant œuvre, sa démarche va à l’encontre de la quête de perfection des images à laquelle, trop souvent, on nous contraint.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour ETC Media, Octobre 2017.


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