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BIAN DE MONTRÉAL : AUTOMATA
par Dominique Moulon [ Juin 2016 ]
Pour sa troisième édition, la Biennale Internationale d’Art Numérique de Montréal a investi l’Arsenal. Initiée par Alain Thibault, qui en est aussi le Directeur Artistique, elle fédère cette année encore de nombreux événements en nous incitant à reconsidérer un art “fait par les machines” et/ou “pour les machines” avec sa thématique : Automata.

clearADC/DAC

Vestigial Data

Phillip David Stearns,
“Vestigial Data ”, 2015.
clearC'est avec ses événements satellites que la BIAN a débuté en avril dernier alors que d’autres la clôtureront en août prochain. Citons l’exposition ADC/DAC de la galerie Diagonal dans le quartier montréalais du Mile-End. Son titre nous indique qu’il est question de conversion de l’analogique au numérique et vice versa, donc de ce monde de l’entre deux qui nous est aujourd’hui si familier. Phillip David Stearns y présente notamment la série de tapisseries “Vestigial Data” produites sur des métiers à tisser de type Jacquard à commande numérique. Il est intéressant de remarquer ici que cette même machine, initialement conçue par Joseph Marie Jacquard en 1801, pouvait être contrôlée à l’aide de cartes perforées. Ce qui en fait l’un des ancêtres de nos ordinateurs. Quant aux images que représentent les tapisseries, elles proviennent de fichiers récupérés, suite à un crash, par l’artiste newyorkais sur sa propre machine. Après les avoir traités au travers d’algorithmes, il les recycle dans le contexte artistique d’un white cube. Au-delà de son esthétique glitch, l’œuvre est donc la conséquence du passage automatisé d’un état à l’autre et de machine en machine.

clearA l’Arsenal

dyforme

Paolo Almario,
“dyforme”, 2016.
clearL'exposition Automata de l’Arsenal, en ce mois de juin 2016, constitue l’événement principal de cette BIAN. Au centre de la plus grande des deux salles d’exposition, il y a sept portraits composés de plusieurs milliers de fragments de rouge, vert et bleu dans l’attente de leur inéluctable destruction. Ce sont les portraits de celles et ceux qui ont fait l’histoire du numérique, à commencer par Charles Babbage. Rappelons ici que ce dernier, en 1834, a eu l’idée d’intégrer des cartes du métier Jacquard à une machine “à calculer” qui, au fil du temps, allait devenir l’ordinateur. Les mosaïques d’images de cette série intitulée “dyforme” par l’artiste colombien Paolo Almario sont en papier. Bien que, dans le détail, elles nous évoquent davantage les affichages RVB de nos écrans. Il s’agit donc, ici encore, de l’expression du passage d’un état à l’autre. D’autant que le mécanisme qui a été placé derrière les portraits les détruit méticuleusement en éjectant un à un les fragments d’images ou pixels de papier. Le sol, à la fin de l’exposition, sera jonché de fragments des portraits des inventeurs qui sont à l’origine du médium numérique que l’art contemporain se doit de reconsidérer au fil de ses mutations.

clearDu pré-cinéma

Man at Work

Julien Maire,
“ Man at Work”, 2014.
clearLa présentation d’œuvres à caractère numérique revient souvent à questionner les médias dont les technologies accélèrent les mutations comme c’est le cas avec l’installation cinématographique “Man at Work” de l’artiste français Julien Maire. Celui-ci a modélisé une à une les poses-clés du sujet de sa boucle d’animation : un terrassier. Mais il a aussi imprimé ses mêmes modèles tridimensionnels avant de les projeter au travers d’une installation quelque peu low tech. La fréquence des images de cet homme au travail nous renvoie à celle du pré-cinéma alors que le procédé de fabrication est des plus “innovant”. Les reflets de ce cinéma en relief n’ont rien à envier à ceux des plus puissants moteurs de rendu de l’industrie des effets visuels. Les profondeurs de champ sont d’une qualité comparable à celles que l’on obtient avec les objectifs professionnels. Car la profondeur n’est pas simulée, mais bien réelle. Il y a, dans les va-et-vient de cet acteur virtuel, l’expression d’une étrangeté tenant de la mixité des médias ou supports comme de leurs origines historiques qui ne nuit aucunement à l’unité de style de cette boucle d’animation résolument contemporaine.

clearUn art conceptuel

Photoshop CS, Square pixels and default gradient, 84 x 50 inches

Cory Arcangel,
“Photoshop CS,
Square pixels
and default gradient,
84 x 50 inches”, 2014.
clearCory Arcangel, parce qu’il est américain et a qu’il a toujours été inspiré par les cultures populaires comme le jeu vidéo, a souvent été qualifié d’artiste pop, à l’ère du numérique. Bien que la pièce qu’il présente à l’Arsenal ait davantage à voir avec la peinture abstraite. Elle appartient en fait à la série des “Photoshop Gradient Demonstrations” dont les titres à rallonge nous en donne les recettes pour ne pas dire les algorithmes, mais en langage naturel. Il y est question de l’application, Photoshop et de sa version, la CS. Les titres de cette même série contiennent aussi les largeurs et hauteurs des fichiers comme la position du curseur et le type de dégradé à utiliser. C’est ainsi que, tous ou presque, nous pouvons “refaire” l’œuvre dont il est question “à la maison”. Alors que sur le site de vente en ligne d’Artsy de tels tirages en C-Print peuvent dépasser les deux cent mille dollars. L’intérêt d’une telle œuvre, qui n’est pas sans flatter les regards des spectateurs, réside donc dans son titre que chacun nous nous approprions. Car il y a celles ou ceux qui y verront une révérence au logiciel leader en terme de traitement d’images, durant que d’autres y décèleront une critique du marché de l’art !

clearL’art de la guerre

US Drone Strikes, Yemen

Jean-Benoît Lallemant,
“US Drone Strikes,
Yemen”, 2014.
clearLa pièce de l’artiste français Jean-Benoît Lallemant se livre aussi par son titre : “US Drone Strikes, Yemen”. Et c’est heureux car la toile, sur son châssis grand format, est écrue. Comme dans l’atelier du peintre, dans l’attente d’une quelconque gestualité. Mais rien ne se passe. Si ce n’est quelques micros mouvements à sa surface, aussi furtifs que le sont les frappes de drones des guerres délocalisées. Car c’est de cela dont il s’agit. Les mécanismes du derrière de la toile reproduisent l’effroyable ici et là, si furtivement. Il y a donc la carte d’un territoire sous la surface du support. Des mécanismes de ces frappes “chirurgicales” - pour reprendre un qualificatif propre à la première guerre du Golfe - on ne sait rien. Les militaires, dont nous savons si peu de choses, aussi affectionnent tout particulièrement les technologies allant de la simulation au contrôle en passant par la localisation. Or ce sont ces mêmes technologies qui, par la suite, intéressent les artistes de leur temps alors que les guerres, entre autres batailles, ponctuent l’histoire de l’art. Mais comment les représenter à l’ère des grandes peurs de l’invisible, si ce n’est au travers des technologies qui les symbolisent parfaitement.

clearDu process

Positioning systems VI - Falling Objects

Pe Lang,
“Positioning systems VI
Falling Objects ”, 2013.
clearIl y a, à l’Arsenal en cette BIAN 2016, une œuvre de Pe Lang de petite taille (“Positioning systems VI - Falling Objects”) que le visiteur pressé pourrait manquer, d’autant qu’elle est immobile malgré l’apparence de ses mécanismes. Car elle ne s’active qu’une ou deux fois par jour, le temps d’aligner parfaitement des gouttes d’eau sur un support dont la texture est hydrophobique, c’est-à-dire qui repousse l’eau. Aussi, les gouttes forment de minuscules sphères qui n’attendent que l’évaporation qui s’effectue, en moyenne, en une demi-journée. Il s’agit donc de l’œuvre d’un process dont il ne reste rien et que, seule, une photographie scientifique serait à même de pérenniser. C’est un tout induisant la machine, son programme, un matériau et son support. L’artiste crée la situation d’une performance qui se déroule sans lui. L’automate n’a nul autre besoin que d’être alimenté en eau comme en électricité pour performer, si ne n’est de temps. D’un temps élastique qui s’étire selon les conditions de sa monstration. Ce même robot nous apparaît comme extirpé du monde industriel où ses semblables sont au labeur. Décontextualisé, ici il n’exprime plus que la vacuité de sa tâche que lentement le temps efface.

clearRéactivations

Loops of relation

Nelmarie du Preez,
“Loops of relation”, 2013.
clearLe soir venu, les performances du festival Elektra se succèdent. A commencer par celle intitulée To Stab de Nelmarie du Preez qui lui a été inspirée par Marina Abramovic dont on connaît les performances, seule ou accompagnée d’Ulay. Mais c’est une machine, un bras robotisé et armé d’un couteau qui lui fait face. Elle pose ses mains, écarte ses doigts et le public, déjà, imagine la suite. Dans la performance historique “Rest Energy”, Marina Abramovic a confiance en Ulay lorsque celle-ci tend l’arc dont lui tient la flèche. D’où la tension dramatique de la scène. Lorsque l’artiste sud-africaine réactive cette même performance, c’est à une machine encore, un autre bras robotisé qu’elle s’offre. Après plus d’une trentaine années, il est encore question de confiance. Et l’on se projette aisément dans cette situation tant nous donnons, au quotidien, notre confiance à des systèmes ou dispositifs dont nous savons pourtant si peu de choses. Sa performance “To Rely” symbolise parfaitement le propos d’Alain Thibaut qui, depuis les seize années d’existence du festival Elektra, compte sur le coefficient d’art - concept emprunté à Marcel Duchamp - des médias numériques.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Juin 2016.


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