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ART BASEL 2015
par Dominique Moulon [ Juin 2015 ]
De la foire de Bâle, on revient selon sa fortune avec des œuvres ou des chiffres quand d’autres en retiennent une lecture des tendances d’un art d’aujourd’hui. Toutes les pratiques, ou presque, y sont représentées. Alors il convient pour ne pas se disperser de se focaliser sur un thème, un support ou un medium, comme l’image en mouvement, par exemple.

clearEntre peinture, photographie et cinéma

Lady Gaga: The Death of Marat

Robert Wilson “Lady Gaga:
The Death of Marat”, 2013,
Courtesy RW Work Ltd,
Dissident Industries Inc
& Bernier/Eliades Gallery.

clearArt Basel, c’est près de trois cents galeries qui s’agglomèrent le temps d’une semaine aussi, inévitablement, on rate quelques œuvres. Même s’il est des présences, ne serait-ce qu’en vidéo comme c’est le cas avec Lady Gaga dans les œuvres de l’artiste multidisciplinaire Robert Wilson, que tout le monde remarque. Chez Thomas Schulte, avec Flying, elle est suspendue dans une mise en scène évoquant le Shibari. Sur le stand de Bernier/Eliades, elle rejoue “La Mort de Marat” que le peintre Jacques Louis David immortalisa en 1793. Robert Wilson est un habitué des portraits vidéo de personnalités. Mais avec cette reconstitution, initialement présentée au Louvres où elle n’a guère attiré l’attention, il se confronte à une peinture dont on sait les multiples répliques tant elle a marqué l’histoire. Dans cette version du metteur en scène, le temps y est suspendu tant le modèle retient son souffle. Pourtant, le “tableau” qui s’éclaire progressivement induit une forme de durée. Cette Mort de Marat cristallise à elle seule les pratiques de la peinture, de la photographie et du cinéma.

clearFin des programmes

End of Broadcast VI

Wolfgang Tillmans
“ End of Broadcast VI”, 2014, Courtesy Chantal Crousel.

clearIl y a, parmi la trentaine de pays représentés, quelques galeries françaises dont celle de Chantal Crousel où l’on découvre notamment l’étrange canevas de l’artiste Wolfgang Tillmans. On y compte, de très près, les entrelacs des fils d’une broderie de l’abstraction en noir et blanc. Mais c’est le titre du tirage, “End of Broadcast”, qui nous en donne l’état, la réalité. Car il s’agit bien du bruit analogique qui, autrefois, nous signalait l’absence d’un programme. La “neige”, car c’est ainsi qu’on la nomme encore et que les plus nostalgiques d’entre nous regrettent déjà, contenait toutes les images du monde sans pour autant n’en diffuser aucune. C’était quand les programment s’interrompaient, alors que les tonalités de nos téléphones fixes se répétaient à l’infini. Cette neige, que l’on qualifierait aujourd’hui de générative, tant elle ne se répète jamais véritablement dans ses infinies variations, exprime autant le manque que l’excès et a son équivalent sonore : le bruit blanc. Ce sont les matières visuelles et sonores de l’absence qui équivalent aussi à toutes les présences confondues.

clearUne esthétique de l’excès

Borna Sammak

Borna Sammak, Art Basel,
2015, Courtesy JTT Gallery.

clearEn cette foire des foires, les œuvres de quatre mille artistes dialoguent entre elles. Celles de contemporains “historiques” mêlées à celles d’émergents dont Borna Sammak, de Brooklyn, à la galerie JTT de New York. Quatre écrans y sont présentés, encastrés ou associés à des objets de différentes natures et aux multiples matières ou couleurs. Mais ce sont bien les images qui nous captivent pour, littéralement, nous hypnotiser au travers d’une esthétique de l’excès qui s’exprime dans la profondeur de l’image. Un nombre incalculable de couches s’entremêlent sans que l’on sache d’où elles proviennent, de l’Internet peut-être ! Il se dégage, de l’agglomération de ces mêmes contenus saturés, une forme de lyrisme que les peintres connaissent bien. Tout particulièrement ceux dont la pratique consiste à ne pas s’arrêter, à s’expérimenter dans la durée au-delà d’un achèvement qui serait de l’ordre du “raisonnable”. Et l’on dit, dans les allées du second étage du Hall 2, que la galerie JTT aurait tout vendu !

clearEn triptyque

Toys to life

Tabor Robak
“Toys to life”, 2015,
Courtesy Team Gallery.

clearToujours au second étage, là où sont les galeries émergentes, on trouve un autre artiste de Brooklyn sur le stand de la Team Gallery : Tabor Robak. La référence à la peinture y est tout aussi évidente, ne serait-ce qu’au travers de l’assemblage en triptyque d’écrans plats dont les contenus sont tout aussi colorés. Mais il y a ici une autre forme de profondeur qui va au-delà du plan et que l’on a peine à identifier. Car des écrans translucides ont été placés au-dessus des éléments du triptyque. Les graphismes du dessus augmentant les contenus vidéo ou animés du dessous. Et s’il est une unité de style dans l’univers de cet autre artiste américain, c’est encore celle de l’abondance, dans la durée. Rien, dans ce qui apparaît dans les cadres se confondant n’est véritablement prévisible. Il y a autant de surprises que d’images par seconde. Cette proposition artistique correspond tout à fait à la génération des digital natives qui apprécie la multiplication des contenus ou supports. A condition, toutefois, de disposer de soixante-cinq mille dollars.

clearA l’usine

Raphael Hefti

Raphael Hefti, Art Basel, 2015,
Courtesy RaebervonStenglin.

clearS'il est un stand du Hall 2 de cette quarante cinquième édition de la foire de Bâle qui ne désemplit pas, c’est bien celui de la RaebervonStenglin Gallery. Le public est amassé devant un tour à commande numérique de sept tonnes que l’artiste suisse Raphael Hefti y a disposé. La machine usine avec une précision extrême pendant que le spectacle est retransmis en temps réel sur deux écrans plats - Dans les années soixante, les artistes investissaient le monde ouvrier alors qu’à Bâle, c’est l’usine qui vient au monde de l’art - Et force est de reconnaître que la précision de la machine fascine autant que les volumes tournés qu’elle exécute, dans tous les sens du terme. Car à la fin de chaque performance il ne reste plus que des cylindres semblables en tout point les uns aux autres. De cette œuvre éphémère résolument conceptuelle, on ne peut acquérir que les instructions permettant à réactiver la performance. Des prospectus du constructeur de l’outil sont donc à disposition des possibles acquéreurs, comme sur le stand d’un salon industriel !

clearLa singularité des démarches

Work No. 1701

Martin Creed,
“Work No. 1701”,
2013, Courtesy
Gavin Brown Gallery.

clearIl est temps de passer du Hall 2 au Hall 1 abritant l’événement Unlimited dédié aux expositions personnelles. La galerie Gavin Brown y présente une séquence aux allures de clip vidéo. Elle a été réalisée par Martin Creed qui a aussi composé la musique et écrit les paroles de la chanson pop rock You Return. C’est un de ces morceaux entraînant et que l’on pourrait par conséquent entendre en boucle à l’infini. Mais il a aussi le mérite de dédramatiser la situation de l’image où des gens ordinaires aux étranges mobilités traversent un même croisement de rue. Sont-ce des acteurs et/ou des personnes à mobilité réduite ? La musique rythme leur gestualité qui dicte ses mouvements à la caméra. Tous se déplacent avec une même énergie et chacun y va de sa particularité jusqu’au dernier riff de guitare. Mais n’avons-nous pas tous des signatures corporelles qui nous sont propres ? L’œuvre de l’artiste anglais Martin Creed intitulée “Work No. 1701” n’est autre qu’une marche dédiée aux singularités de nos démarches à tous.

clearEn suspension

Untitled

Jacob Kassay,
“Untitled”, 2011,
Courtesy 303 Gallery.

clearEnfin, c’est un hélicoptère en suspension qui accueille le public entrant dans la black box de la Galerie 303. Il a été filmé par l’artiste Jacob Kassay et est diffusé au travers d’une bobine de seize millimètres. Aussi, le son de l’engin volant motorisé se mêle à celui d’un projecteur à la séduisante désuétude. L’hélicoptère semble flotter au-dessus du sol d’un désert car ses pâles sont immobiles, ou presque. Et s’il y a trucage ou effet visuel, il est résolument analogique et opère quand la rotation des pâles se synchronise avec la vitesse d’acquisition de la caméra. Les temporalités qui s’accordent annihilent le mouvement de l’hélice, mais pas de celui de l’hélicoptère. Cette suppression sélective est donc le fruit d’un accord, d’une symbiose. Les spectateurs, pendant les premiers instants, sont médusés par cette suspension artistique dont ils continuent d’apprécier l’inquiétante étrangeté même après en avoir saisi l’origine. Or n’est-ce pas là une possible définition de ce que peut être l’art ?

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Juin 2015.


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